Bon alors, pour ceux qui connaissent pas mes petits délires d'écritures, Rufiot est mon personnage favori, et je le met à toutes les sauces. Là il est brin plus froussard que d'habitude, vous pourrez le constater si j'ne poste d'autres... on va voir si celle vous plaît, déjà !
Bonne lecture ...
Rufiot posa les pieds sur l’embarcadère avec une satisfaction et un soulagement visible. Il aimait les voyages, particulièrement ceux en bateau, mais les trois semaines passées à bord de la coque de noix qui se trouvait derrière lui, avaient quelque peu rafraîchi son entrain. Il se poussa de quelques pas, pour laisser passer les matelots qui déchargeaient la cargaison, et s’avança pour observer le paysage qui s’offrait à lui, sous un ciel nuageux et maussade. Le long de l’étroit débarcadère, quelques barques s’entrechoquaient dans le silence matinal, la plupart à demi remplies d’eau croupie -ce qui semblait attester de la fréquence de leur usage…
Face à lui s’alignait une série d’entrepôts commerciaux, mais il remarqua avec un froncement de sourcils qu’un seul semblait fonctionner et possédait deux torches à l’entrée, tandis que les autres paraissaient à l’abandon, la toiture crevée et les portes entrouvertes, qui grinçaient faiblement dans le vent froid. Un peu plus loin, une bourgade de belle taille se profilait, il pouvait de cette distance distinguer l’enseigne d’une auberge, ou d’une taverne, et la tour du tocsin dominait fièrement le groupement de maisons aux larges toits. Mais là encore, certains détails intriguaient le jeune homme: l’enseigne n’avait l’air de pendre que par un crochet à sa gaule, beaucoup de toits semblaient recouverts d’un lierre épais, et plus étrange encore, le tocsin était dépourvu de cloche, accessoire pourtant indispensable au fonctionnement de la tour !
Rufiot continua d’observer le village un moment, puis se tourna et fit face au large bateau marchand qui l’avait transporté jusqu’ici. Le capitaine était accoudé au bastingage, et surveillait ses hommes qui déchargeaient de lourds sacs d’orge et de blé, une pipe solidement calée entre ses dents, sa barbe touffue et emmêlée aussi enneigée que ses cheveux longs noués derrière la nuque.
_ « Capitaine ? Êtes-vous bien sûr de m’avoir emmené au bon endroit ?
L’homme ne répondit pas immédiatement, prenant le temps de cracher un jet de chique noirâtre et de recaler sa pipe au large fourreau.
_ Bah… ouais, mon gars. Pourquoi qu’il demande ?
_ Ce village est désert ! À part un entrepôt, tout semble en ruine ! Et où sont donc les habitants ? A cette heure, il devrait y avoir plus d‘agitation… Pas un chien, pas âme qui vive… Il doit y avoir erreur sur l’endroit.
_ Ouais. P’t’être. Vous voulez aller où, déjà ?
_ Dans la région du Youben G’ard.
_ Alors y’a pas d’erreurs. C’est là. Depuis le village, jusqu’aux collines là-bas -il fit un signe du bras vers la gauche- et jusqu’aux plaines qui sont derrière Montagne-rouge, avec le château dessus -il fit un large mouvement vers la droite- eh ben c’est Youben G’ard. C‘est tout ça, voyez ?
Rufiot se tourna une fois de plus et regarda sur sa droite ; il y avait effectivement une colline plus haute et plus abrupte que les autres, loin derrière le village, dont la cime était entièrement recouverte par un imposant château de pierre claire, au milieu duquel s’élevait un haut donjon. « De cette hauteur, on doit pouvoir observer toute la région » se dit Rufiot…
_ Pourquoi l’appeler Montagne-rouge ? Demanda-t-il.
_ Sais pas. C’est les gens du coin qui l’nomment comme ça. Disent que c’est à cause du châtelain, ‘voyez ? Y z-ont une frousse pas possible du château… eh, en fait y z-ont peur de tout, même de moi et de mes gars… Pourtant, ‘viens souvent. Y a pas mal de monde qui dit que c’coin l’est pas bien. Maudit, quoi. Les habitants, y’en a pas beaucoup, ‘voyez… remarquez, chacun va où il veut !
Rufiot soupira, devant cette tentative à peine masquée de lui demander pourquoi il désirait aller dans ce trou qu’on disait touché par le mauvais sort…
Le capitaine cracha de nouveau, et se redressa avant de poursuivre:
_ En revanche… non pas qu’y faut que vous le preniez comme une menace, voyez ? Mais ‘serait pas fâché de mirer la couleur de l’or que vous me devez pour le voyage… un passager, c’est une lourde charge, voyez ?
_ Mais bien sûr capitaine, je comprend parfaitement… Il sortit d’une poche de son manteau un parchemin plié avec soin, et scellé par un cachet de cire rouge, qu’il tendit à bout de bras au solide barbu. Celui-ci l’empocha avec un air surpris, brisa le sceau, le déplia et le lut rapidement, un étonnement de plus en plus visible se peignant sur ses traits au fil de la lecture.
_ Un… Un Faire-valoir de l’Empire ?
_ En effet. En retournant à Cité Grise, vous n’aurez qu’à donner ceci aux poste des Gardes impériaux, et ils vous remettront la somme indiquée en monnaie.
Le capitaine, visiblement contrarié de ne pas avoir son dû sur le champ, semblait méfiant, et relut le parchemin d’un air dubitatif.
_ Pas de blagues, hein ? Z’êtes sûr que ça marche ? ‘Voudrait pas me faire avoir, voyez, et sauf vot’ respect, z’êtes sûr que j’aurai mon or ?
_ Certain, capitaine, parole de Garde Noir.
A ces mots, l’homme blêmit, et se redressa subitement avant de s’incliner à plusieurs reprises.
_ Mon pardon, mon pardon, Monsieur ! Je n’imaginai pas avoir affaire… enfin à vous, quoi, voyez ?!
_ A l’un du corps de Garde le plus important et le plus craint de tout l’Empire. Je sais. J’ai été chargé d’enquêter sur ce village par le Sénéchal, responsable de ces… affaires auprès de notre Sérénissime Empereur.
Les derniers matelots remontèrent à bord, et retirèrent la rampe. Le capitaine fit prestement disparaître le parchemin dans sa chemise, et salua une dernière fois Rufiot, tandis que le bateau s’éloignait lentement.
_ Bonne chance, Monsieur ! Et heu… longue vie à l’Empereur !
_ Quand reviendrez vous ici ? Cria le jeune homme, les mains en porte-voix .
_ Dans une décade ! Au revoir ! »
Rufiot regarda le bateau s’en aller, jusqu’à devenir un point minuscule à l’horizon, et soupira. Il était temps d’y aller.
De haute taille, les cheveux noirs et longs, noués en catogan sur la nuque, les yeux d’un vert incertain, et le menton haut, Rufiot avait une physionomie plus que plaisante, du haut de ses vingt ans… Vêtu d’une chemise et d’un gilet en drap chaud, le tout surmonté d’un confortable manteau de voyage noir, il portait des chausses blanches, et des bottes en cuir fauve, qui remontaient au-dessus de ses genoux. Une besace au côté, il partit d’un pas vif vers le village en soupirant: si l’affaire était rapide, il devrait attendre toute une décade dans ce trou avant que le bateau ne revienne.
Rufiot était un Garde Noir. Ce corps de garde d’élite n’avait été formé par l’Empereur que dans un seul but: enrayer toute forme de magie qui puisse être nuisible à l’Empire. Les Sœurs Blanches étaient les seules humaines en droit de pratiquer la magie, et elles s’appliquaient principalement à ce qu’elles restent les seules… Les Gardes Noirs avaient donc pour but de prêter l’oreille à toutes les rumeurs et histoires concernant des formes illégales de magie dans l’Empire, ils devaient ce rendre à la source de ces rumeurs, et identifier les racontars des détenteurs réels d’un pouvoirs… Si tel était le cas, ils devaient faire appel à une Sœur Blanche, qui viendrait « s’occuper » dudit cas.
Jusqu’ici, les rumeurs se vérifiaient avec exactitude pour Rufiot. Depuis plusieurs mois, on racontait qu’un village du Youben G’ard proche de la côte voyait ses habitants disparaître régulièrement, sans que le seigneur du domaine intervienne ; il ne s’attendait néanmoins pas à ce que la quasi-totalité du village ait disparu…
Il dépassa d’un pas vif les entrepôts, et trouva derrière le cimetière du village ; il longea le muret un moment, remarquant avec un certain malaise que beaucoup de stèles semblaient récentes, et que l’autel dédiée à Hanish’n, déesse protectrice de la vie, regorgeait d’offrandes en tout genre.
Rufiot sentit dans sa bouche une amertume qu’il ne connaissait que trop bien: pour lui, c’était la réaction à un mauvais pressentiment… cette affaire devait être sérieuse.
Il arriva à la place du village, toujours sans avoir croisé personne. Grimaçant à cause de l’amertume qui emplissait sa bouche, il se dirigea vers la fontaine au centre, et y but une longue gorgée d’eau glacée, avant de s’étouffer à la vue des sculptures dans le mât central: des têtes grimaçantes, des gargouilles, des visages bouffis ou tordus de douleurs, des chimères monstrueuses, tous finement sculptés dans le pilier d’où sortait les tuyaux déversant l’eau.
« Mais quel damné a bien pu créer une horreur pareille.. » pensa-t-il, fixant les bas-relief comme hypnotisé par leur monstruosité et leur finesse. Avec un frisson désagréable, il se retourna et observa les maisons qui encerclaient la fontaine. Quatre étaient visiblement désertes, les portes arrachées de leur gonds, ou les fenêtres brisées, trois étaient hermétiquement closes, et ni rai de lumière ni fumée ne sortait de leur cheminée. Seule l’auberge -dont il pouvait lire le nom sur l’enseigne « Au roy bienveillant »- et deux autres bâtisses semblaient habitées, bien qu’il n’y ait pas signe de vie. Il nota également un seau fracassé par terre, brisé comme s’il avait été abandonné en pleine course « en pleine fuite » ne put s’empêcher de songer Rufiot…
Réprimant un frisson, il s’avança vers l’auberge et frappa vigoureusement à la porte de chêne massive. Un long silence lui répondit, mais alors qu’il s’apprêtait à recommencer:
_ « Démon ou humain, arrière ! Retournez là d’où vous êtes venu ! Arrière !
_ Je ne suis pas un démon, monsieur ! Je suis un envoyé de l’empereur, et j’aimerais entrer pour vous parler, ouvrez donc !
_ Arrière !
La voix s’éloigna à l’intérieur de l’établissement et il entendit une autre porte claquer: visiblement, l’aubergiste s’était cloîtré là où les paroles de Rufiot ne pourraient plus lui parvenir. Il poussa un soupir et se retourna.
_ Bonjour, jeune homme.
_ Aaah !
Rufiot avait sursauté si fort qu’il avait dérapé sur le sol et était tombé. La petite vieille qui l’avait salué s’était approché si près de lui, qu’en se retournant il s’était retrouvé à deux centimètres de son visage. Celle-ci lui offrit un sourire édenté et rit, en reculant de quelques pas ; le Garde se releva en époussetant son manteau d’un geste impatient et observa de plus près la vieillarde qui lui avait fait peur. Elle était vraiment très âgée, remarqua Rufiot, en notant son crâne presque chauve sous un bonnet de laine vétuste, son dos bossu recouvert d’une robe noire et d’un large châle, ses mains noueuses et tâchées agrippées à sa cane et son sourire édenté. En revanche, ses yeux pétillait encore de vie, et elle semblait réellement ravie de voir le jeune Garde ici.
_ Le bonjour, madame…
_ Il ne vous répondra pas, le coupa-t-elle en souriant.
_ Pardon ? Qui donc ? Demanda Rufiot, interloqué.
_ L’aubergiste, dit-elle en désignant la porte derrière lui d’un doigt tremblant, l’aubergiste ne vous répondra, et ne vous ouvrira pas. Il a peur des étrangers.
_Ah. Oui, j’ai… j’ai cru remarquer, en effet. Y aurait-il… un autre endroit où je puisse séjourner ?
_ Mais bien sûr, mais bien sûr, Monsieur, bien sûr ! Chez notre seigneur… elle désigna cette fois le château qui se dressait comme une ombre derrière elle, et reprit: il sera tout à fait ravi, de vous accueillir…
_ C’est que… êtes vous certaine qu’il acceptera ? Comme vous avez dû l’entendre, je suis un Garde de l’empereur, et donc annonciateur de mauvaises nouvelles. Je crains que ma présence ne le dérange plus qu’autre chose.
_ Point du tout, point du tout, jeune monsieur… Si vous êtes un envoyé de l’Empereur, c’est d’autant plus important de vous accueillir en son domaine ! En ces temps troublés, il ne pourra pas refuser la compagnie… d’un charmant jeune homme comme vous… charmant, oui… non, il ne refusera pas… pour aussi longtemps que vous désirerez demeurer ici… oui, oui… il aime s’entourer de gens charmants… oui, oui, oui…
Elle continua à parler ainsi de plus en plus bas, les yeux toujours fixés sur le jeune homme avec un sourire fixe que Rufiot commençait à trouver malsain. Il hésita encore un instant, puis se remémora l’accueil de l’aubergiste, et soupira.
_ Eh bien soit, j’irai chez lui dès aujourd’hui. Pourriez vous m’indiquer le chemin je vous prie ?
_ Oooh, sage décision, monsieur, oui, oui, très sage, mais… le chemin est assez compliqué, je crains vraiment que vous ne vous perdiez. Si vous me laissez le temps d’aller chercher une affaire que je dois livrer chez lui, je me ferait une joie de vous conduire chez notre bienveillant maître… oui, oui, bienveillant… Rufiot n’avait aucune envie de faire le trajet avec cette vieille visiblement sénile, mais il jaugea du regard la distance qui le séparait de Montagne-rouge, et capitula une nouvelle fois. Il avait encore moins envie de se perdre dans ce pays maudit par temps froid, et après tout, il pourrait commencer à enquêter auprès de la vieille en chemin…
_Très bien, je vous attend à la… -il s’apprêtait à dire fontaine, mais il se souvint des bas-reliefs monstrueux et se ravisa aussitôt- ici, je vous attend ici.